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TROIS TYPES DE SUSPENS / SEMAINE 3 - SEANCE 1

 

QUELQUE CHOSE QUI EST TRÉS PROCHE DANS L’ESPACE ET DANS LE TEMPS, MAIS PAS ENCORE CONNU DE MOI dit précisément ce retard de l’objet, et non pas sa mise à l’écart radicale. DANS LE TEMPS dit Robert Barry : une amorce étendue, c’est aussi le pouvoir d’étendre la durée. Le retard d’un objet est sa mise en suspens. C’est en lisant ce passage, dans L’idiot de Dostoïevski, que ce qui en est dit de Mahomet éclaire pour moi ce rapport qu’entretien le suspens avec la saisie photographique : « Sans doute, avait-il ajouté en souriant, était-ce d’un instant comme celui-là dont l’épileptique Mahomet parlait lorsqu’il disait avoir visité toutes le demeures d’Allah en moins de temps que sa cruche pleine d’eau n’en avait mis pour se vider ». De retour des sept cieux, Mahomet revint à temps pour rattraper cette cruche d’eau qu’il avait fait chaviré en s’élevant. « Ce que l’on devrait se demander devant l’immobilité ou le suspens de l’image, c’est : de combien de temps une photographie se souvient-elle ? » Le temps de visiter toutes les demeures d’Allah. Mahomet était tout entier tendu vers cet instant où la cruche toucherait le sol. Et donc ça se tend, dans cet intervalle, ce délai, si on retarde toujours un peu plus l’instant de la prise, qui est le temps de l’intrigue. « Je crois qu’il ne faut voir rien d’autre que la suspension terrible des objets dans le temps. » Le temps de visiter toutes le demeures d’Allah désigne alors cet état de conscience particulier, un état de clairvoyance. Une image pour dénouement. 


Dans cette quête de l’image latente à la fixation, en passant par le révélateur et le bain d’arrêt, j’avais repéré au moins trois types de suspens (mais il y en a plus, avec toutes formes de variantes) dans leur relation au type ou à l’absence de dénouement, dans lequel l’image suit un cheminement tragique. Le premier est un suspens classique, de type catastrophique. C’est ce qui surgit et prend fin. C’est ce que l’on entend généralement par “film à suspens” (ou thriller), jusqu’à ce que l’on arrête le meurtrier. Quand survient le dénouement, ce peut être une explosion ou une brindille. Ce qui est proprement bouleversant. Le numéro deux est un suspens de type cyclique. Ça n’en finit pas. C’est un suspens de l’intervalle, entre chaque prise. Et c’est donc la possibilité de recommencer. Dans Salo ou les 120 journées de Sodome, un film terrifiant de Pier Paolo Pasolini, un sadique tient un revolver sur la tempe d’un jeune homme. Il appuie sur la gâchette, mais le barillet tourne à vide. C’est alors que le sadique dit au jeune homme : « Tu ne croyais quand même pas que j’allais te tuer ? Je voudrai te tuer milles fois ». Bien sûr, des exemples pourraient être pris en dehors de ce registre morbide. Ce pourrait être le cas de « l’ombre, sur un mur, de branchages secoués par un vent léger ». Lancinant, fascinant, hypnotique. Un mouvement de balancier. Par son mouvement autonome, et non mécanique, le vent est une bonne source de suspens cyclique. Un mouvement sans cesse renouvelé, où chaque seconde peut être considérée simultanément comme l’accomplissement, la disparition, et la relance d’un micro-dénouement. Suspens dit de l’instant présent. Le hasard qu’un événement fugitif se reproduise, disparaisse, dont on ne sait pas trop s’il resurgira, ni quand. Dans un revolver (révolution, etc.), le barillet est à l’image de cela. Dans la répétition, le sadisme s’exerce aussi à la perpétuation du désir. C’est donc un art de l’emprise (de ce qui tient dans la durée). Un peu plus loin dans le film, le sadique prolonge cette méditation : « Sais-tu quelle est la différence entre le bourreau et le sodomite ? C’est que le sodomite peut recommencer autant de fois qu’il le veut ». Par parenthèse, on pourrait donc dire que le bourreau appartient là à un suspens de type classique (numéro un). Le numéro trois est un suspens de type extensif. C’est un suspens du retard permanent. Ça ne finit pas. Ce qui est proprement saisissant. L’objet en vue (la fixation) peut être repoussé indéfiniment. C’est par exemple le cas de Mahomet, qui dans sa chute maintient la cruche en suspens. Un dénouement reste en vue, mais il n’est pas effectif. C’est serait aussi (comme dans le film Blow up) le fait d’agrandir une photographie pour en saisir un détail, jusqu’à dissoudre l’objet recherché, dans le brouillard du grain photographique. Chaque nouveau tirage est une amorce (en cela proche de l’image latente). Il y a une extension du temps, un étirement, peut-être le plus proche d’un extrême ralenti. Je me souviens de cette évocation d’un rêve d’une femme vivant sous le régime nazi. Dans le rêve, elle doit faire un salut de la main lors d’une cérémonie. La main se lève… mais c’est sans fin… c’est interminable… Il y a là, pourrait-on dire, un geste de résistance, une retenue. Mais c’est dans le même temps la remémoration de cet instant insoutenable


Sur le curseur, chaque type de suspens est donc plus ou moins lié à différents stades de la pensée photographique. 1) Vers le fixateur, le suspens classique accomplit d’une traite son cheminement. 2) Le suspens cyclique tente de renouveler, dans l’intervalle, cet instant de la révélation. 3) De part son ouverture béante, le suspens extensif apparaît comme le plus proche du stade primaire de l’image latente. Pour cette raison, probablement, il est le plus difficile à tenir. Car s’accumule une grande tension à l’approche de l’instant. Nous voyons là en quoi la grande question qui obséda la recherche proto-photographique fut pendant longtemps celle du fixateur .